La CJUE responsabilise les « lanceurs d’alerte »

lanceur d'alerte

Pour bénéficier d’une protection, le lanceur d’alerte devra avoir effectué la juste balance entre l’intérêt public d’obtenir l’information et le préjudice causé à son employeur. 

Dans un arrêt du 11 mai 2021, la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après la Cour) approuve l’analyse de la juridiction interne du Grand-Duché du Luxembourg, selon laquelle, dans l’examen de la mise en balance de ces intérêts, il y a lieu de vérifier que l’information divulguée constitue une information essentielle, nouvelle et inconnue jusqu’alors.

Rappelons qu’en droit belge, l'article 17.3° de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail et l’article XI.332/4 du Code de droit économique imposent aux travailleurs une obligation de s'abstenir, même après la fin de leur contrat, de divulguer les secrets de fabrication ou d'affaires ainsi que les secrets tenant à toutes affaires confidentielles ou à caractère personnel de leur employeur, comme aussi de coopérer à tout acte de concurrence déloyale et de faire usage des documents internes à l'entreprise qu'ils ont quittée si ces documents ne sont pas du domaine public.

Parallèlement, l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) consacre la liberté d’expression. Cette liberté vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur mais également pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. 

Plus précisément, dans le contexte de la dénonciation par des travailleurs de conduites ou actes illicites constatés par eux sur le lieu de travail, la Cour a établi six critères sur lesquels repose l’appréciation de la proportionnalité d’une ingérence dans la liberté d’expression et en conséquence l’appréciation d’une éventuelle sanction appliquée à ces lanceurs d’alerte. 

La Cour prend ainsi en considération l’intérêt public que présentent les informations divulguées, l’authenticité de l’information, l’utilisation en dernier ressort de la divulgation publique, la bonne foi du travailleur, l’ampleur du préjudice causé à l’employeur et la proportionnalité de la sanction prise à l’encontre du travailleur.

Dans l’arrêt du 11 mai 2021 relatif à un des deux lanceurs d’alertes dans l’affaire « Luxleaks », la Cour admet la réalité des quatre premiers critères et étudie plus particulièrement l’ampleur du préjudice causé à l’employeur. 

Alors qu’il s’agit d’examiner la seconde fuite de documents, la Cour fait sienne l’analyse de la juridiction interne selon laquelle l’ampleur du préjudice de l’employeur était supérieure à l’intérêt général. Celle-ci précisait que « Les documents remis […] au journaliste n’ont […] ni contribué au débat public sur la pratique luxembourgeoise des rescrits fiscaux ni déclenché un débat sur l’évasion fiscale ou apporté une information essentielle, nouvelle et inconnue jusqu’alors ».  Ainsi, selon la Cour, les secondes divulgations présentaient un intérêt inférieur au dommage subi par l’employeur en raison de la faible pertinence des documents.

La Cour examine ensuite le sixième critère et estime qu’une sanction relativement modérée (amende de 1.000 €) ne produit pas réellement un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression des travailleurs salariés.

L’arrêt conclut que la juridiction interne a ménagé le juste équilibre entre la nécessité de préserver les droits de l’employeur et la nécessité de préserver la liberté d’expression, en condamnant le lanceur d’alerte à l’amende précitée. 

Le lanceur d’alerte devra dorénavant, en effectuant la juste balance entre l’intérêt public d’obtenir l’information qu’il entend divulguer et le préjudice causé à l’employeur, vérifier que l’information est essentielle, nouvelle et inconnue jusqu’alors.

Il est intéressant de noter que cette décision est prise à cinq voix contre deux. L’opinion dissidente des deux magistrats analyse différemment le cinquième critère. Selon eux, la jurisprudence de la Cour implique que si l’information divulguée par le travailleur présente un intérêt public, il convient de présumer que les révélations sont protégées par l’article 10 CEDH. C’est alors à l’employeur de présenter des raisons impérieuses, fondées sur un préjudice concret et substantiel porté aux intérêts privés en cause pour établir que ceux-ci l’emporteraient clairement sur les avantages de la divulgation. En outre, le critère d’information essentielle, nouvelle et inconnue jusqu’alors ne trouve, selon eux, aucun fondement dans la jurisprudence de la Cour. 

Cette approche de la Cour est de nature, selon l’opinion dissidente de deux magistrats, à avoir un important effet dissuasif sur de futurs lanceurs d’alerte dès lors que ces derniers devront faire face à une grande incertitude au moment de déterminer si les divulgations rempliront le critère de l’information essentielle, nouvelle et inconnue jusqu’alors.